CHAPITRE III

LA NUIT éclatait de mille feux. Les rectangles miroitants du Collier pointillaient l’équateur. De part et d’autre de la mince lame d’argent qui tranchait le ciel d’est en ouest, les deux satellites naturels, Es-B Mori et Es-C Mori, tentaient de surnager au sein de la marée lumineuse.

Valrin remonta le col de son manteau. Dans les rues du faubourg, bondées en dépit de l’heure tardive, des guirlandes lumineuses pailletaient les avenues. Des femmes criaient haut et fort dans les fumées de véhicules pétaradants remplis d’adolescents au visage fardé de faux lichens. Des haut-parleurs grésillaient aux accents d’une musique festive qui se mêlait aux bribes de la Deuxième Symphonie de Zemon – l’hymne d’Es Moravi –, jouée aux carrefours par des orchestres, en une cacophonie presque inaudible. Une arche électrique dessinait les chiffres : 200. Valrin se rappela alors la raison de ce festival : la commémoration de l’extinction du Collier qui avait servi au réchauffement de la planète. Le chapelet de miroirs orbitaux reliés par des fils en carbotubes avait jadis fait fondre une partie des glaces polaires et formé la mer des Crevasses, puis avait fourni l’énergie nécessaire pour forer les premiers puits d’extraction. Au cours de leurs trois siècles de fonctionnement, leurs systèmes d’autoréparation étaient tombés en panne les uns après les autres. Aujourd’hui, chacun des rectangles de huit cents mètres sur six cents était troué de millions d’impacts. Dans le but de les préserver, on les avait orientés perpendiculairement à la planète ; et, tous les vingt ans, on les redéployait afin de faire luire le Collier.

Les yeux levés, Valrin faillit buter contre un vock bombé à la peinture fluo. La créature rampant sur le trottoir était l’une des rares formes de vie indigènes à avoir survécu à l’écoformation humaine – c’est-à-dire que ni le réchauffement, ni les rats, ni les insectes importés n’étaient parvenus à l’éradiquer complètement. C’était peut-être leur insignifiance même qui avait sauvé les vocks, même s’il n’était pas question de tolérer leur présence dans le centre-ville : les vocks n’étaient guère que des cailloux poreux montés sur un fouillis de pattes. Ils se nourrissaient de déchets laissés par les insectes, de pollen drainé par la pluie, bref de tout ce que la substance pseudo corallienne qui leur faisait office de corps était en mesure d’absorber.

Ce vock-ci se traînait lamentablement, comme s’il fuyait un ennemi. Mais cet ennemi avait élu domicile sur son dos : une colonie de tout petits escargots qui, lentement mais sûrement, l’asphyxiaient dans leurs sécrétions de bave.

L’autre survivant de la colonisation était une plante particulièrement résistante nommée tulsi ; son tronc massif, émergeant de racines énormes comme des contreforts de cathédrales et gainé d’une croûte identique à celle du vock, hissait à huit mètres des branches tortillonnées, hérissées de piquants et terminées en fer de hache. Celles-ci moussaient un jus blanchâtre en produisant une fragrance de basilic – elles profitaient de l’eau pour synthétiser certaines protéines. Le seul moyen de les déraciner étant de les faire sauter à l’explosif, on s’en servait pour délimiter les propriétés.

Le ciel se couvrit, dissimulant la lame argentée du Collier, et une pluie drue se mit à tomber. En un clin d’œil, les rues se vidèrent et les passants se réfugièrent sous des tentes déjà dressées. Valrin continua à déambuler bien que la sensation ne fût pas des plus agréables : il ressentait chaque goutte s’écrasant sur sa peau hypersensible. Peu à peu les caniveaux s’engorgèrent.

Ses jambes ne tardèrent pas à donner l’impression de baratter de la mélasse. Il se réfugia dans un débit de boissons. Des grils répandaient une odeur de friture qui l’indisposa : son estomac avait encore du mal à digérer autre chose que des petits pots pour bébé.

Au comptoir, un homme obèse, le crâne rasé et luisant jaune sous les guirlandes d’ampoules, le railla en le voyant tituber.

« La nuit est encore jeune, l’ami, mais tu as l’air d’en avoir déjà bien profité ! »

Sa voix s’étrangla quand son regard rencontra celui de Valrin. Il balbutia :

« Excusez-moi, je ne savais pas… »

C’était la première personne qui s’adressait à lui depuis sa transformation. Valrin s’efforça de sourire.

« Ne vous inquiétez pas. Je sors d’une longue convalescence et… »

L’homme rafla son verre puis s’enfonça dans la foule sans demander son reste. Secouant la tête, Valrin reprit son chemin.

Il se rendit compte que ses pas le ramenaient insensiblement du côté de son ancien domicile. Il tourna le dos et descendit vers le fleuve Polcher.

Il contourna un groupe qui tapait sur des cymbales dans un joyeux tintamarre et arriva sur le quai des Crémations. Des escaliers en pavés bancals s’enfonçaient dans les eaux gris vert. La pollution les avait érodés, et par endroits ils paraissaient aussi friables que de la craie. Le long du quai s’alignaient des hôtels bon marché : d’anciennes maisons coloniales aux façades renflées, côtoyant les énormes blocs d’habitations typiques des implantations humaines massives et mal contrôlées. Tous les ans à la même époque, les hôtels accueillaient la minorité polchérienne qui venait inhumer ses morts dans l’eau polluée, engluée de vase. Actuellement, presque toutes les chambres étaient vides. Valrin en prit une dotée de persiennes, au premier étage. Puis il retourna à l’entrepôt récupérer le médikit, résilia son bail et fit disparaître les traces de son passage.

De retour à l’hôtel, il se connecta aux téléthèques.

Maintenant, je dois tout reprendre depuis le début.

Ses tourmenteurs avaient dû quitter Es Moravi juste après l’avoir laissé pour mort, voilà trois mois et demi. Valrin était certain qu’ils ne portaient pas d’inhalateurs ou de filtres nasaux, et leur peau n’arborait aucun stigmate de symbiote respiratoire. Mais ni leurs traits ni leur attitude ne lui avaient laissé de souvenir précis, de sorte qu’il lui était difficile de se prononcer sur leur monde d’origine.

Du reste, il ne disposait pas de ressources d’investigation poussée : tenter d’isoler des fragments de leur ADN – si tant est qu’il en reste – en écumant les endroits où ils étaient passés était hors de ses moyens. Désormais, il était condamné à agir seul.

Mais si ses ennemis s’étaient volatilisés, il pouvait se lancer à la poursuite de leurs adversaires : les employeurs de Nargess.

À partir de son courrier de recrutement, peut-être.

Chaque transfert de données laissait une trace dans les téléthèques, la toile informatique dont la topologie se calquait sur celle des mondes accessibles par les Portes de Vangk. Mais ce genre de trace était hautement volatile.

Il afficha l’historique de son courrier… Voilà. La lettre n’affichait que le prix proposé – très élevé – pour le séjour de son « hôte » et les modalités relatives à la sécurité. Valrin eut un ricanement intérieur.

Ils ne se sont pas embarrassés de détours pour m’acheter. La réputation de corruption des fonctionnaires de la Ceinture n’est pas usurpée. Ai-je été ce type mesquin, embourbé dans sa vie médiocre, appelé Léodor Kovall ?

À sa décharge, les multimondiales laissaient la bride sur le cou aux trafics en tout genre, considérés comme autant de soupapes de sécurité, tant que ces trafics ne leur portaient pas préjudice. Et rien de ce qu’il avait pu commettre dans le passé ne méritait le châtiment qu’il avait reçu.

À cette pensée, Valrin s’efforça de dominer la bouffée de haine qui menaçait de déborder telle une lave brûlante, pour se concentrer sur sa tâche.

Il fit glisser le courrier au second plan, parcourut la sphère d’infonavigation jusqu’au marché IA. Celles-ci offraient leurs capacités de recherche/traitement pour gagner l’argent nécessaire à leur subsistance – la location de leur espace virtuel, les protections contre les attaques (juridiques ou non) dont elles faisaient l’objet de la part d’États théocratiques qui ne voyaient en elles que la prétention humaine à se substituer au Créateur. L’origine des IA remontait avant la naissance des téléthèques. Certains voyaient dans leur discrétion la preuve de coupables forfaits. Les religions constituées leur reconnaissaient des « états mentaux » et un « fil de la pensée spontanée », mais aucune âme. D’une manière générale, l’escopalisme et le panislam Shan en proscrivaient l’usage.

Valrin n’avait jamais eu d’avis sur une question qu’il estimait trop technique. Par conséquent, aucune prévention. Maintenant moins que jamais, pensa-t-il.

Ses recherches impliquaient une IA d’un niveau – et d’un coût – supérieur. Une Sprit 7, sur une échelle qui en comptait neuf, ferait l’affaire. Finalement, il contacta une IA nommée Admani après avoir lu son curriculum vitæ.

> Vous êtes réputée pour votre discrétion, lui transmit-il. Nous ne correspondrons que par un canal sécurisé. Je veux que ma recherche reste secrète. Personne ne doit apprendre pour qui vous travaillez.

> Cette clause sera tarifée. Quelle est la nature de la recherche ? questionna Admani.

Valrin lui recopia le courrier de recrutement ainsi que la référence du transfert de fonds correspondant au paiement du service. Puis il lui donna un nom – le seul qu’il avait :

> Nargess. Cherchez la femme à qui ce nom appartient et pour qui elle travaille. Elle est probablement en couple. Peut-être se trouve-t-elle encore dans le système moravien. Voici ses caractéristiques physiques…

L’IA lui envoya un contrat, que Valrin scella après avoir coché la clause de discrétion. Il vira une avance sur un compte bancaire offshore. Quand il se débrancha, les festivités avaient cessé, même si Larsande n’avait pas renoncé au bruit pour autant. Valrin s’allongea tout habillé sur le lit, mais il resta deux heures les yeux grands ouverts, fixés au plafond.

Enfin il s’endormit.

 

Un bip insistant le tira de ses cauchemars. Valrin fut sur pied en un instant, l’esprit aussi acéré qu’une lame. Il se rappela qu’il avait réglé son circuit neural pour être alerté au premier rapport d’Admani.

Tout de suite, il bascula sur son interface neurale. Un rapport chiffré l’y attendait, accompagné d’une vingtaine de copies de documents officiels. Admani relatait son échec concernant l’origine du courrier de recrutement ; la seule chose dont elle était certaine, c’est que celui-ci ne provenait pas d’Ast Harbin. Une simple confirmation. Admani poursuivait ses recherches sur la provenance du transfert de fonds. Mais cela demanderait probablement des semaines, si elle voulait demeurer invisible.

En revanche, Admani avait retrouvé la dénommée Nargess.

Le cœur de Valrin bondit dans sa poitrine. Il parcourut rapidement la liste des indices. L’IA avait enquêté sur les trente mille couples qui étaient passés par la Porte de Vangk moravienne et dont la femme correspondait au signalement fourni par Valrin. Son choix s’était fixé sur une femme dénommée Léda Ilknor, un nom d’emprunt. Admani avait remonté sa piste sur onze systèmes solaires. Elle avait trouvé autant de noms.

Onze systèmes solaires, se dit Valrin. Bon sang, ils ont vraiment les moyens de voyager…

Comme tout un chacun, il connaissait le coût prohibitif des voyages spatiaux. Le saut en lui-même ne coûtait rien, mais le prix exigé pour s’arracher du puits gravifique décourageait la plupart des prétendants… du moins sur les planètes dépourvues d’ascenseur. C’est pourquoi le réseau de téléthèques était si étendu : il revenait infiniment moins cher de faire voyager des données que des hommes ou des marchandises.

Il revint au rapport.

Ce qui avait alerté Admani était le nombre d’occurrences du prénom Nargess dans les onze identités utilisées par Léda Ilknor : quatre, statistiquement trop élevé pour qu’il y ait l’ombre d’un doute.

Les documents liés au rapport étaient des feuilles de transit d’orbiteurs, des récépissés de facturations débitées de comptes temporaires. Ainsi qu’une fiche médicale portant un cliché de la femme en buste. Valrin l’agrandit. La couleur des cheveux différait et les pommettes étaient plus accentuées, mais, pour le reste, c’était bien elle.

Il laissa son esprit se calmer avant de lire la fin du rapport :

> 124-3. Vol n°56394 – Es Moravi, 23/M/38

> 125-1. Départ Es Moravi, tour Artsutan, 02/D/38

> 125-2. Vol n°13777 – ES-B Mori, 02/D/38

> 126-1. Décès de Léda Ilknor sur Es-B Mori, constaté le 04/D/38, puits Cauzial.

Il parcourut une nouvelle fois la dernière ligne.

Nargess, morte sur Es-B Mori, la première lune de Morave. Morte.

Le document officiel joint faisait état d’une autopsie sommaire suite à l’accident, puis d’une crémation. Valrin contacta Admani par le canal sécurisé.

> Avez-vous vérifié si elle est bel et bien décédée ? Il a pu s’agir pour elle d’un moyen de disparaître.

La réponse lui parvint une seconde plus tard.

> L’autopsie a été réalisée sous la surveillance des caméras de l’institut médico-légal qui ne laissent aucun doute sur son état. À moins que Léda Ilknor n’ait produit un clone d’elle-même.

C’était peu vraisemblable. Valrin hocha la tête. Il y avait de fortes chances que Nargess ait été liquidée en continuant à remonter la piste de l’inconnue. Quant à son complice, il s’était évaporé – probablement assassiné lui aussi.

Mais une piste morte valait mieux que pas de piste du tout.

> Les autres recherches doivent-elles être poursuivies ? s’enquit Admani.

Valrin réfléchit avant de déclarer :

> Oui. Je suis satisfait de vos services. Donnez-moi plus de détails sur la mort de Nargess. Je me rends sur Es-B Mori.

La mécanique du talion
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